Premier extrait

Tu as tout lu d’une traite, sans reprendre haleine, sans prendre le temps d’une interruption pour te désaltérer. Le soir tombait et la lumière commençait à manquer. Depuis ta place, tu as plongé ta main jusqu’au pied de l’halogène et la pièce s’est subitement éclairée. J’attendais avec impatience tes commentaires mais tu semblais hésiter à m’en faire.

J’ai fini par me dire que mon texte t’avait déplu et que tu redoutais à me faire part de ton véritable sentiment. Connaissant l’étendue de ta bonté, de forts scrupules devaient sûrement t’interdire de me faire de la peine. Pour moi il ne faisait plus aucun doute que tu avais trouvé les premières pages de mon roman trop pessimistes, trop sombres, trop pernicieuses, trop morbides.
Si tu avais su au moins comme j’étais prêt à te donner raison !
.....

brusquement, ta parole s’est libérée dans une explosion de joie :
— Mon chéri ! Écoute-moi, mon chéri ! J’ai une grande nouvelle à t’annoncer ! Je n’ose pas y croire tellement c’est merveilleux ! Dans le cours de ma lecture, en te regardant par intervalles, j’ai vu distinctement ta tête bouger ! Oui, bouger, tu m’entends ! J’ai vu également remuer l’annulaire et l’index de ta main gauche. Oh ! À l’état d’un frémissement, sans doute, mais ils ont bougé, j’en suis certaine ! Et plus j’avançais dans ma lecture, plus j’avais le sentiment que ton corps, fragments après fragments, recommençait à vivre !

extrait du cahier d'écolier

Je m’appelle Bastien Vanherpe. J’habite une rue borgne du quartier le plus ancien de B…, en banlieue parisienne, et je fume de l’interdit. J’en fume intensément. Parce que depuis longtemps ma vie n’est faite de rien qui me satisfasse. Cette existence vaine me désespère et m’insupporte. Nulle vision, nul projet, nulle ambition, aucun amour à porter, aucune amitié à entretenir, rien d’exaltant ni d’essentiel à quoi se consacrer.

Excepté, peut-être, l’amour que je porte à ma mère.

La vie n’est longue que du temps que l’on perd et je sais que des tas de gens ont une vie perdue faite de la même argile de pauvreté, qu’ils pétrissent sans joie dans les habitudes répétées de leurs petits jours, et qu’ils dédaignent cependant ─ ou ignorent ? ─ le recours à l’artifice pour tenir le coup et durer. Au néant de leur vie succède inexorablement le néant de leur mort.

Moi, entre deux moments de fade parenthèse où j’exécute un vil boulot d’intérimaire, je souffle de la fumée à pleine bouche, je distille alentour des paquets de volutes, je comble à l’envi, de brume sulfureuse, les creux existentiels qui me traumatisent et m’accablent. Je remplis les interstices inertes du temps que j’ai perdu à jamais et par cet effet de magie à prix fort, je booste librement ma destinée sur l’écran bleu fétiche de ce pauvre décor onirique.

Troisième extrait

C’est alors que Mylène, restée debout à couper la pâtisserie en parts égales après moult hésitations géométriques, crut bon de faire la révélation suivante :
─ Savez-vous que Jean-Charles s’est mis dans l’idée d’écrire un roman ?
À cette annonce, le couple invité se figea. Les mouches s’arrêtèrent de voler, du moins le supposai-je, et il régna subitement dans la pièce une atmosphère indéfinissable, de nature comparable à celle qui pourrait précéder un épisode cataclysmique.
Dans un silence de mort, Norbert planta son regard dans celui de sa femme et tous deux se tinrent cois, comme s’ils venaient d’apprendre ma condamnation à perpète.
Ce fut Norbert qui réagit en premier :
— Un roman ? Mais… tu nous as dit il y a peu de temps qu’il s’était mis à la philosophie ?
Et Mylène, poursuivant son délicat travail de coupe, de préciser avec une dose d’ironie savante :
— Oh ! Mais ça, c’était avant !
Pour ne pas être en reste, Jacqueline, de sa voix la plus nunuche, lança à la cantonade une saillie dont elle a le secret :
— Il veut écrire un roman, mais enfin, pour quoi faire ?
Je semblais avoir été mis sèchement à l’écart. On m’évitait du regard. On ne m’adressait plus la parole. Ostracisé, réduit au silence, j’étais devenu le fauteur de trouble sur qui, inévitablement, une sanction ne tarderait pas à tomber.
Brisant en premier le silence, le futé Norbert crut bon d’en remettre une couche :
— Il paraît que des tas de gens arrivés à un certain âge écrivent leurs mémoires ! C’est devenu une mode ! Tout le monde, de nos jours, a tendance à se prendre pour Chateaubriand ou pour De Gaulle !

Quatrième extrait

Les pompiers, alertés dès le début du malaise, n’avaient pas mis dix minutes pour traverser la ville.
La lumière bleutée du gyrophare balayait les maisons du quartier, tandis que le médecin urgentiste, entouré de trois pompiers, prodiguait à l’infortuné Jean-Charles, après une longue série de massages cardiaques, des soins de réanimation spécifiques à partir d’une batterie d’appareils sophistiqués reliés à un écran d’ordinateur.

Jacqueline et Norbert s’étaient instinctivement réfugiés dans la cuisine. Voyant avec lucidité qu’ils étaient incapables de faire quoi que ce soit d’utile dans le drame qui se jouait dans la pièce d’à côté, le couple prit congé de Mylène en l’embrassant affectueusement et en l’assurant qu’il prendrait bientôt des nouvelles.

Au bout d’une heure, le véhicule de secours redémarra, emportant à son bord le pauvre Jean-Charles toujours aussi inconscient, puis, toutes lumières allumées, s’enfonça avec une extrême lenteur dans le silence de la nuit.
Avant de repartir, le médecin s’était efforcé de réconforter Mylène qui pleurait à chaudes larmes.

Il ne put éviter de lui dire que son époux se trouvait certes dans un état critique, qu’il venait de passer à deux doigts de la mort, mais il lui donna l’assurance formelle qu’il vivrait.

Pour l’heure, de son point de vue de médecin urgentiste, c’était tout ce qui importait.